« Il est urgent de s’interroger sur les causes profondes de la fracture entre jeunes des banlieues et forces de l’ordre »
Tribune Le Monde, 06 juin 2020
Malgré les différences entre la France et les États-Unis, ce qui se passe outre atlantique est un « miroir grossissant réalité », estiment l’islamologue, Rachid Benzine et le prêtre Christian Delorme.
Tribune. Vingt mille jeunes gens, majoritairement issus des quartiers populaires des banlieues parisiennes, qui se rassemblent, malgré une interdiction de manifester, devant le Palais de justice de Paris pour protester contre les violences policières et les comportements racistes d’une partie des membres des forces de l’ordre : voilà un événement considérable.
Traiter celui-ci par le mépris ou l’indignation, en ne cherchant pas à comprendre ce qu’il y a derrière, constituerait une grave erreur, de la part du gouvernement comme de celle des assemblées parlementaires et aussi de l’institution policière, à commencer par ses syndicats.
On le sait : ce rassemblement, rendu possible par les nouvelles technologies de communication, dont savent aussi s’emparer les jeunes des banlieues, comme ont su s’en emparer les acteurs des « printemps arabes » ou encore du Hirak algérien, est arrivé en écho aux émeutes urbaines qui secouent ces derniers jours les Etats-Unis après la mort d’un père de famille noir tué sous le genou d’un policier blanc. La situation en France serait-elle comparable à la réalité américaine ?
La situation n’est pas nouvelle
Aussitôt, nos autorités gouvernementales et nos policiers se sont indignés que l’on puisse faire cet amalgame. Mais on doit en convenir : la comparaison est faite spontanément par la majorité des jeunes qui appartiennent aux populations de notre pays dites « visibles », que celles-ci soient « noires » ou « arabes ».
Et même si, en effet, la France d’Emmanuel Macron n’est pas l’Amérique de Donald Trump, et si les polices des deux pays ne sauraient être assimilées, ce qui se passe en Amérique fonctionne comme un miroir grossissant de notre propre réalité.
La situation n’est pas nouvelle. Voilà plus de quarante ans que les rapports entre jeunes issus des immigrations et forces de l’ordre sont tendus et aboutissent à des catastrophes. Les premières « émeutes de banlieues » des années 1980 ont été provoquées par des incidents parfois mortels dont ont été victimes, de la part de policiers ou de gendarmes, des jeunes de ces « minorités visibles ».
La Marche pour l’égalité et contre le racisme, dite « Marche des beurs », qui a traversé la France en 1983 et s’est achevée par un rassemblement de 100 000 personnes à Paris, s’est mise en route à cause de telles violences meurtrières. Et depuis quatre décennies, à chaque fois que notre pays a eu à déplorer des émeutes dans ses banlieues populaires, c’était à la suite de morts violentes de jeunes consécutives à des incidents avec les forces de l’ordre.
De Maurice Papon aux « bavures »
Aucun gouvernement d’aucun pays du monde ne peut se permettre d’avoir sa police contre lui, et c’est pourquoi, presque à chaque fois que sont dénoncés des violences ou des comportements racistes venus de membres des forces de l’ordre, la tendance des autorités politiques est d’innocenter quasi systématiquement ces dernières. L’institution judiciaire elle-même, qui ne peut non plus se trouver en opposition avec l’institution policière qui est son « bras armé », ne peut se permettre de trop condamner des policiers ou des gendarmes.
Quelques rares fois, des comportements trop flagrants sont sanctionnés, et des « brebis galeuses » punies, mais depuis quarante ans il y a, de la part des responsables gouvernementaux et de la part de l’institution policière, un refus de s’interroger sur la profondeur des dysfonctionnements dans le rapport police-jeunesse « des banlieues » (euphémisme pour parler des jeunes Noirs et des jeunes Maghrébins).
Ce refus de s’interroger a été manifeste quand, sous la présidence de François Hollande, a été évoquée la possibilité d’un « reçu » à remettre aux personnes ayant fait l’objet d’un contrôle d’identité dans l’espace public.
Or il y a un problème grave et profond, qui est en train de détruire la société française et de miner la police elle-même. Car les « minorités visibles » ont majoritairement peur de la police républicaine… Et la police républicaine elle-même a de plus en plus peur des jeunes des banlieues populaires. Quant aux autorités gouvernementales, elles ont peur de cette jeunesse… Et des réactions de la police de notre Etat démocratique.
La preuve la plus éloquente en a été donnée avec le temps de confinement que nous avons vécu récemment. Dans nombre de zones urbaines où il n’était pas respecté pour de multiples raisons, les policiers se sont bien gardés d’intervenir, et force n’est pas restée à la loi. Il convient d’ailleurs de relever que la peur de certains policiers est parfois noble : ils ont davantage peur de tuer ou de blesser que d’être tués ou blessés eux-mêmes.
« La police française, après la deuxième guerre mondiale, s’est construite dans la lutte contre les militants algériens de l’indépendance »
Il est dès lors urgent de s’interroger sur les causes profondes et anciennes de cette fracture entre jeunes des banlieues et forces de l’ordre. Elles sont évidemment multiples, notamment liées aux disparités économiques et aux ségrégations urbaines. Mais elles ont, d’abord, un fondement historique : celui d’une police française qui, après la seconde guerre mondiale, s’est construite dans la lutte contre les militants algériens de l’indépendance.
Depuis 1954, les relations entre la police et les « minorités visibles » sont exactement les mêmes. Et que cela plaise ou pas, il y a un lien entre les Algériens jetés à la Seine le 17 octobre 1961 par la police que dirigeait alors le sinistre préfet Maurice Papon et les victimes noires ou maghrébines des « bavures » policières récurrentes.
C’est un problème d’héritage. C’est un problème de culture coloniale et post-coloniale. Il dépasse les individus et il ne s’agit donc pas de condamner les personnes de manière indistincte. Mais à trop fermer les yeux à son sujet, la République va dans le mur. Car on le sait : la peur conduit à la violence.
Rachid Benzine est islamologue et écrivain.
Christian Delorme est prêtre ; il a été l’un des initiateurs de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983.