1. Le concept d’École publique laïque a été l’un des fondements de la République et il a marqué, à la fin du XIXe siècle, l’entrée dans l’âge de la démocratie. Or il est aujourd’hui peu à peu vidé de sa substance. Et ce qui tend à prévaloir, c’est une vision consumériste de l’école.
Cette évolution a une quadruple conséquence, dont chaque élément nourrit la crise de l’institution « École publique » : elle place sur un pied d’égalité l’école publique, ouverte à tous et laïque, et l’école privée, sélective et confessionnelle ; elle décourage les enseignants, dont la mission éminente devient un métier parmi d’autres ; elle dénature la notion d’Éducation nationale ; enfin, elle brouille l’image de l’école publique aux yeux des familles, en la banalisant et lui ôtant ce qui fait sa singularité, et donc son pouvoir d’attraction.
2. Chez les politiques, à droite et parfois à gauche, ce qui gagne peu à peu du terrain, c’est une vision néolibérale inavouée de l’école : l’objectif, c’est le transfert d’un maximum d’élèves vers l’enseignement privé, qui suppose la participation financière des familles, fût-elle faible. Et dans le but d’alléger les charges de l’État, et donc les impôts des contribuables, la mission de Service public de l’école est minorée, ou même niée. Les plus audacieux ou les plus décomplexés de ces champions d’une société néolibérale vantent la mesure phare du « chèque – éducation », comme aboutissement de cet objectif. Du rôle de Service public, ou encore d’Institution de la République, l’école tombe au rang d’un service au public, parmi d’autres, offert sur le marché et à disposition des acheteurs-consommateurs, en fonction de leurs motivations et de leurs ressources.
3. L’École publique est, en outre, minée de l’intérieur par une attitude générale de « déconsidération », parfois de défiance, dont les personnels enseignants et administratifs sont les victimes. Au comportement consumériste des familles s’ajoutent la concurrence féroce des médias et des réseaux sociaux. Non seulement elle n’est plus le prescripteur unique, mais sa voix se perd dans le concert dissonant, ou plutôt dans le tintamarre des bateleurs et faiseurs d’opinion. Elle n’a plus cette onction de sacralité, qui faisait sa force aux origines de la IIIe République. Dans cette position, elle ne peut plus assurer le rôle de ciment de la République, et de dépassement des communautarismes ou des régionalismes, qui affaiblissent notre capacité de vivre - ensemble. Notre société se délite, se fragmente ; les différences s’aiguisent en antagonismes. Le multiculturalisme s’installe avec son cortège d’inégalités assumées, parfois même revendiquées, tout particulièrement au détriment des femmes. Le sentiment d’identité nationale s’érode. S’y substitue l’appartenance religieuse et/ ou ethnique, avec de multiples signes de reconnaissance et d’affirmation identitaire, qu’il s’agisse des vêtements ou du choix des nourritures, mais plus généralement des comportements au quotidien, notamment en matière de rapports femmes/hommes. Les convictions religieuses sortent de la sphère privée. Elles s’étalent sur la voie publique. Elles exigent d’être reconnues en tant que telles à l’école. Cette demande est recevable, quand il s’agit d’un enseignement privé et confessionnel ; en revanche, elle est exorbitante, quand elle s’adresse à l’école publique. Or, plusieurs religions, et pas seulement l’islam, manifestent une telle exigence, qui tend à la confusion entre savoir et croyance, voire à une censure du contenu des disciplines académiques en fonction des prescriptions de la Bible et du Coran ; les Livres sacrés des trois monothéismes sont placés en position de recours, et d’arbitres de la parole professorale. Dès lors se repose la question, qui semblait tranchée depuis plus d’un siècle : la prescription religieuse peut-elle supplanter la loi dans la hiérarchie des normes ? Ou encore, l’autorité du « maître d’école » peut-elle être contestée, dans son domaine propre, par celle du curé, du pasteur, du rabbin ou de l’imam ? Et si elle l’est, quelle doit être la position des élus de la Nation ?
4. Mon postulat, c’est que le syntagme École publique-laïque est un bloc, un tout indissociable, selon la philosophie même des lois Ferry-Goblet (1882-1886). Parce qu’elle est « publique », l’école doit être laïque. Et parce qu’elle est laïque, elle a vocation à être « publique ». L’audace des fondateurs de la IIIe République fut d’inventer cette institution, en rupture avec des modes d’organisation, dans lesquels pouvoir politique et religion se confortaient mutuellement depuis des siècles. Ils voulurent en faire l’outil d’une société laïcisée et démocratique, à la recherche de toujours plus de liberté et d’égalité. Aujourd’hui encore, le concept d’École publique laïque est l’une des singularités de la France. La crise que cette institution traverse, c’est celle d’une certaine conception de la République. École publique laïque et République sont liées dans notre histoire. Renoncer à l’une, c’est affaiblir l’autre. Renoncer à faire vivre l’École publique laïque, ce serait accepter la banalisation d’une société française enfantée par la Révolution de 1789, et qui se diluerait dans le modèle anglo-saxon.
5. Le Président de la République et le ministre de l’Éducation nationale prennent acte de ces glissements de l’opinion. Ou plutôt ils les accompagnent, car cela correspond à leur intime conviction. Leur politique tend à promouvoir une vision uniquement utilitariste et professionnalisante de l’école publique, au détriment de son rôle d’éducation à la citoyenneté et de sa mission d’émancipation des consciences pour les enfants et les adolescents qui la fréquentent. De ce point de vue, toutes les déclarations du ministre Blanquer dessinent jusqu’à la caricature une conception étriquée de la profession d’enseignants, dont le rôle d’éducateurs est passé sous silence. Moins que jamais sous la Ve République, ceux-ci ne sauraient être, selon lui, des « instituteurs » au service de la Nation ; il suffit qu’ils soient de bons spécialistes dans leurs discipline, capables de faire assimiler des connaissances et d’assurer les apprentissages. Là se borne leur mandat.
Et sa charge contre les « pédagogistes » n’est rien d’autre qu’une manœuvre de diversion pour masquer le renoncement implicite qu’il propose aux enseignants. C’est un leurre, dans lequel nous nous garderons de tomber, car, pour nous, « éducation » et « instruction » sont indissociables ; et nous ne saurions accepter que l’école publique renonce à son rôle d’éducation, au profit des familles et de… l’école privée confessionnelle. Car tel est le paradoxe : au moment où s’accentue la pression d’une école privée, qui revendique haut et fort son « caractère propre » et la plus-value qu’offrirait, dans ses établissements, une éducation fondée sur un message religieux, on désarme idéologiquement l’École publique, que l’on prétend réduire à une fonction de formation professionnelle et que l’on veut amputer de sa mission éducative. N’en déplaise au ministre de l’Éducation nationale, si l’acquisition du « savoir Lire, Écrire, Compter » est indispensable pour entrer dans la vie active, ce bagage ne suffit pas pour que le futur adulte y exerce ses responsabilités de citoyen dans l’intérêt de la communauté nationale. Et, pour illustrer notre propos, je citerai cet exemple : l’approche laïque de la morale, qu’enseigne l’école publique, est un élément indispensable à la stabilité de notre société. Et disant cela, je ne me réfugie pas dans des pétitions de principe ou une formule creuse. Le choix d’une approche laïque de la morale dans le contenu des cours se décline concrètement dans l’intégration au programme d’Éducation civique ou d’Histoire ou indirectement de Littérature d’une série de décisions du Parlement difficilement acquises, et qui furent autant de victoires des libertés individuelles sur l’obscurantisme religieux et sur une conception patriarcale de la société : autrefois les lois Neuwirth et Veil, aujourd’hui la loi Leonetti sur la Fin de vie et la loi Taubira autorisant le mariage des couples de même sexe. Autant de progrès réalisés contre la volonté et la mobilisation de l’Église catholique, soutenue par les fractions fondamentalistes de l’islam, du protestantisme et du judaïsme. Or, ce sont des sujets qui continuent à faire problème dans l’enseignement privé catholique ou musulman, y compris sous contrat. Non, il n’y a pas équivalence de contenus et de messages entre les deux types d’écoles. L’une persiste à revendiquer son « caractère propre », et donc partisan, et cela dans le cadre d’un contrat financier léonin qu’elle passe avec l’État ; l’autre, l’école publique, est, sans restriction aucune, au service de la République et de tous les citoyens, sans exception ; elle est en phase avec ce que pense et veut la majorité des Français, élection après élection.
Ici une observation capitale : certes, la liberté d’enseignement est un droit constitutionnel imprescriptible, mais il ne découle pas de ce constat que la Nation ait une obligation de « parité » de moyens et de budgets entre l’école publique laïque et l’école privée confessionnelle. Or c’est ce qu’inlassablement la hiérarchie catholique réclame. Disons-le clairement : sur ce sujet décisif, la gauche a manqué de courage. Elle a failli à son devoir de justice sociale et de promotion des idées laïques. Elle en a subi les conséquences par le plus terrible des désaveux électoraux de son histoire. Il est temps qu’elle tire les leçons de ce désastre intellectuel et moral, tout autant que politique. Or la situation est inquiétante. Ne nous voilons pas la face.
6. Le moment est venu d’interroger lucidement les conséquences à terme du décrochage actuel de l’École publique par rapport à une école privée confessionnelle qui bénéficie d’avantages indus dans la concurrence qu’elle livre au Service public d’Éducation. Énumérons - les succinctement : elle échappe aux contraintes de la carte scolaire pour l’implantation de ses établissements ; ce qui lui donne une première possibilité de « trier » son public. Elle préserve ce pouvoir de sélection dans l’admission des nouveaux entrants, qui se fait sur dossier. Un avantage exorbitant par rapport à l’école publique. Mais surtout, le refus inacceptable d’appliquer le principe de solidarité entre les territoires et entre les catégories sociales. Un manquement grave, une dérobade, qu’on n’aurait jamais dû accepter de la part d’une structure bénéficiant d’une telle masse d’argent public et dispensatrice d’autant de leçons de morale… Or, la gauche a cessé de dénoncer cette atteinte au Pacte républicain ; sans doute, parce que nombre de ses cadres en profitent pour leurs enfants. A quelques exceptions près, elle s’est couchée. Et quand Vincent Peillon, puis Najat Vallaud Belkacem, ont tenté de redresser la barre, rares ont été ceux qui sont venus épauler leur action, qu’il s’agisse du sommet de l’État ou des dirigeants des diverses formations de gauche. Cet épisode reste pour moi l’un des moments les plus tristes du quinquennat de François Hollande. Et sans doute son échec le plus grave, politiquement et moralement.
Mais revenons à la description des privilèges, dont jouit l’école privée confessionnelles. L’école privée échappe, aussi, aux contraintes de la nomination des enseignants selon les règles de la Fonction publique et des désiderata des personnels. Elle a, enfin, toute liberté de choix dans la désignation de ses chefs d’établissement. Bref, sur le plan du fonctionnement elle bénéficie d’un régime d’une grande souplesse, contrairement au Service public d’Éducation, mais surtout, elle s’exonère du devoir de mixité sociale, c’est-à-dire de lutte contre les inégalités. Ainsi peu à peu se constitue, une école de classe [1] , comparable par son recrutement et son rôle social à ce que furent les collèges tenus par les Jésuites au XIXe siècle. Mais il y a une différence de taille : pour 90% de son coût, elle est aujourd’hui financée par l’argent public, c’est-à-dire par tous les contribuables, quels que soient leurs revenus et leur lieu d’habitation. J’ai coutume de dire qu’en matière scolaire les quartiers pauvres de Saint-Denis et les quartiers nord de Marseille contribuent au bon fonctionnement des établissements privés, sous contrats, de Neuilly. Une redistribution de l’argent public à l’envers… Et qui a pour effet de maintenir artificiellement le poids politique et la capacité d’influence d’une Église catholique en panne de pratiquants et de légitimité. Tel est le sombre constat des effets cumulés de la loi Debré, depuis bientôt soixante ans, et que le président Macron vient d’aggraver encore. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse de ce dérèglement d’un rouage essentiel de notre société.
Ma conviction, c’est que l’affaiblissement de l’École publique laïque et l’effondrement de la gauche ont partie liée. La nécessaire reconstruction d’une force progressiste, quelles qu’en soient les formes, passe obligatoirement par une prise de conscience de cette crise de l’École publique laïque, puis par la volonté de sa refondation.
7. Refonder l’école publique laïque, c’est redonner un cap à l’institution scolaire, rendre aux enseignants la fierté de leur mission, et aux familles des raisons de choisir cette voie, plutôt que celle de l’école privée confessionnelle. Comment y parvenir ? En premier lieu, en réaffirmant que l’École publique est l’école de tous, sans distinction d’origine confessionnelle ou ethnique, sans tenir compte du statut social des parents. C’est en cela qu’elle est « publique ». Mais il faut en tirer les conséquences. L’absence de sélection à l’entrée de l’institution, mais aussi l’obligation d’implantation des établissements sur l’ensemble des territoires, y compris dans les quartiers urbains déshérités et les cantons ruraux dépeuplés, cela a un coût, qu’il faut avoir le courage d’assumer, si l’on est républicain. Il y a donc des arbitrages financiers à faire dans le budget global que la Nation consacre à l’Éducation. Et ils doivent se faire au profit de l’École publique. C’est là que les difficultés commencent … Pour autant, franchir cette étape nécessaire, indispensable même, ne serait pas suffisant.
L’École de la République, n’est pas seulement « publique ». Elle est aussi « laïque » : elle, seule, accueille tous les enfants et adolescents, sans se préoccuper des convictions philosophiques ou religieuses des familles. Et sans essayer de leur inculquer les rudiments d’une religion ou l’allégeance à une autorité extérieure à la République. Elle, seule, peut promouvoir l’esprit critique sans risquer une condamnation pour délit de blasphème. Elle, seule, peut former les élèves à une conception pleine et entière de la citoyenneté, sans devoir la limiter au nom d’une transcendance. Elle, seule, est en mesure d’assurer l’émancipation des jeunes personnalités, qui lui sont confiées, car elle n’obéit à aucun dogme, ni à aucune Vérité révélée. Au fond, on pourrait dire que le principe de Liberté absolue de conscience est le « caractère propre » de l’École publique. C’est sa singularité ; c’est son identité ; c’est en cela qu’elle est consubstantielle à notre conception de la République, et qu’elle est unique au monde. Mais c’est aussi la matrice de la gauche. Le sort de la gauche et celui de l’École publique laïque sont indissolublement liés.
Gérard DELFAU
Ancien sénateur de l’Hérault
Directeur de la collection Débats laïques, Éditions L’Harmattan