L’origine nord-américaine
Le concept d’intersectionnalité vient des USA1. Il a été pensé pour croiser les différentes formes de discriminations affectant certaines catégories de populations (dans le sillage du black feminism notamment). Il est repris aujourd’hui en France, comme dans d’autres pays européens, par des politologues ou sociologues sous le néologisme – bien abscons pour les néophytes – d’ « intersectionnalité ». Il s’agit de dénoncer la manière dont se combinent les facteurs de discriminations (genre, ethnie, religion, etc.) affectant des pans entiers de certaines catégories de populations. Le politologue Eric Fassin affirme vouloir ainsi mettre en évidence « la pluralité des logiques de domination » afin de rendre visible les « minorités que l’on invisibilise […] à l’intersection des diverses catégories structurées par la domination » pour penser « l’ensemble des relations sociales […] en ces termes »2.
Bien sûr, l’usage d’un tel concept comporte un intérêt puisqu’il incite à prendre en compte les phénomènes sociopolitiques dans leur ensemble pour définir les rapports de domination au sein d’une société multiculturelle.
La négation du principe de citoyenneté, fondement de l’égalité des droits
Cependant, ces théories sociopolitiques comportent de nombreuses limites largement omises dans ce transfert du concept à l’analyse du fonctionnement de la société française. Elles se sont développées dans des systèmes politiques multiculturalistes pour penser les rapports intercommunautaires et la prise en compte des revendications de chaque communauté. Dès lors, elles peuvent difficilement être importées telles quelles dans une société fondée sur le principe universaliste et laïque de l’égalité en droits et de la primauté de la citoyenneté dans la sphère publique. Le concept semble alors utilisé pour instruire un procès politique à charge contre l’universalisme lui-même. Il s’agit pour les sociologues d’observer les relations interpersonnelles à travers un prisme unique considéré d’emblée et par essence comme problématique. Ce prisme est celui de la citoyenneté elle-même parce qu’elle régule la vie démocratique. Elle est alors pensée comme un vecteur d’inégalités. Dès lors, les théoriciens français contemporains qui interrogent l’idée d’intersectionnalité rejoignent en bien des points les théoriciens du parti des Indigènes de la République et créent ainsi une autre intersectionnalité celle du blanc, laïque, humaniste, en le désignant d’emblée comme issu du groupe qui imposerait une domination prétendument universaliste.
On le voit, il s’agit, finalement, moins de mettre en évidence les multiples formes de racisme qui apparaissent dans notre République que d’étayer des doléances communautaires – fondées sur des revendications essentiellement religieuses dans une société laïque. Doléances que la République récuse au nom de la primauté citoyenne. Il s’agit surtout de rejeter le projet politique républicain pour tenter d’installer une pensée multiculturaliste pour une société communautarisée.
Le procès de l’école laïque
Dès lors, bien évidemment, l’école laïque se trouve au centre du processus de dénonciation, puisqu’elle est le point névralgique de la volonté émancipatrice.
C’est bien dans cette façon de décrire et penser notre société, ses engagements politiques, l’éducation et l’enseignement que se nouent les enjeux problématiques du concept, avec une certaine perversité. Au prétexte de lutter contre les réseaux de stéréotypes sur lesquels s’organisent de nombreux discours et actes racistes, on lutte plutôt pour détourner les fondements historiques d’une société (l’humanisme, l’universalisme, la liberté et l’égalité en droits) en substituant une discrimination (sociale par exemple) par une autre supposée comme première (ethnique ou religieuse par exemple) 3. De ce fait on refuse une observation neutre de l’ensemble des phénomènes qui engagent le racisme, nuisant dans le même temps au développement d’une véritable pensée critique.
Agnès Perrin