La laïcité n’est pas une religion
Un mot encore pour aller jusqu’au bout de cette clarification : contrairement au langage courant et aux raccourcis des médias, il n’y a pas d’un côté les laïques, et de l’autre les catholiques, les juifs, les musulmans, les bouddhistes, etc. La laïcité n’est pas une religion, ou une croyance, ou même une conviction, parmi d’autres ; elle ne se confond pas avec l’athéisme ou la libre pensée. On peut être laïque et chrétien, laïque et juif, laïque et musulman, ou bien laïque et athée, laïque et libre penseur, laïque et indifférent. Mais on peut être aussi membre de l’une de ces familles de pensée et ne pas être laïque : le fondamentalisme musulman, tout autant que l’intégrisme catholique ou juif ou protestant, dans sa version évangélique, refusent la conception laïque de la société démocratique. De la même façon, certains courants de pensée qui se proclament « laïques », et sont en fait antireligieux, ne sont pas fidèles à l’esprit de la loi de 1905 et à notre tradition.
Un exemple, tiré de l’histoire du XXe siècle, permettra de clarifier ce point du débat : l’Union soviétique, qui se proclamait « athée » dans sa Constitution et persécutait toute forme de religion, était l’inverse d’un pays laïque. Il est significatif d’ailleurs qu’en changeant de régime politique et en devenant la Russie, elle ait rebasculé dans une allégeance à l’Église orthodoxe. La religion ancestrale y supplante à nouveau le « système religieux » – j’emploie la formule à dessein – qu’avait imposé la Révolution de 1917, avec ses Livres sacrés et ses prophètes : Karl Marx et Lénine. Il n’y manquait même pas les desservants et les dignitaires que furent les cadres du Parti communiste. Un appareil religieux complet, en somme, s’était mis en place. Ce rappel est plein d’enseignements pour nous. Il nous montre les risques d’une laïcité qui serait confondue avec un athéisme d’État, ou, tout simplement, avec une idéologie parmi d’autres.
Mais qu’est-ce donc que la laïcité ?
Avant d’aller plus loin dans mon propos, il me faut à nouveau répondre à la question : qu’est-ce que la laïcité ? Je le ferai à présent de façon un peu plus technique. La laïcité, depuis plus d’un siècle, revêt un double sens. C’est un mode d’organisation juridique et politique de la société la « laïcité – séparation », issue de la loi de 1905 ; mais c’est aussi une approche philosophique du vivre ensemble, que je qualifie d’humaniste, parce qu’elle ne se réfère à aucun dogme religieux, ni à aucune vérité « révélée », et qu’elle n’est soumise à aucun appareil religieux. Mais attention j’ai bien dit : « approche philosophique », ou si l’on préfère conception d’ensemble de la vie commune ; je n’ai pas dit : doctrine, système, ou théorie, à la façon du marxisme ou du darwinisme.
Elle n’est pas une philosophie, comme le rationalisme ou le positivisme. Elle n’a pas pour vocation à donner une interprétation du monde ou à répondre à l’énigme de l’univers. Elle n’a aucune prétention globalisante. Elle se méfie de tout système clos et hiérarchisé, dont elle redoute la capacité d’oppression. Elle est un cheminement vers le vrai, non l’exposé d’une Vérité. Elle est à la fois fille des Lumières et de la Séparation des Églises et de l’État. Son contenu est donc plus complexe qu’on ne le dit dans la vie de tous les jours. Et il convient d’en avoir conscience si l’on veut être à l’aise devant les problèmes concrets qui se posent à l’élu local, à l’enseignant, ou tout simplement à toute personne en situation d’autorité. Au passage, je noterai que je pourrais faire la même remarque à propos des relations entre la morale et la laïcité :
il y a, selon moi, une approche laïque de la morale ; il n’y pas une morale laïque, c’est l’énoncé de prescriptions de normes qui pourraient être ainsi brevetées ou étiquetées.
Prendre du recul grâce à la connaissance de notre histoire
Évidemment, ce que je décris en parlant de « laïcité à la française », c’est notre idéal, tel qu’il s’est forgé difficilement, à contre-courant d’un ordre politico-religieux, installé depuis des siècles : il a fallu l’ébranlement causé par Voltaire et le Siècle des Lumières, puis la fracture de la Révolution française pour amorcer ce processus aujourd’hui encore unique au monde, et dessiner cet horizon. Mais c’est un objectif, que nous sommes loin d’atteindre et, plus que quiconque, je mesure le chemin qui reste à parcourir. Or, faire vivre cet idéal et ce mode d’organisation de la société, jour après jour, concrètement, quand on exerce des responsabilités d’élu local, c’est dans les temps actuels une tâche compliquée, parfois ingrate, tant sont vives les incompréhensions et les passions. Cela suppose à la fois une bonne connaissance de l’histoire et des enjeux actuels de la laïcité et une vision lucide de ses implications dans une société en crise morale et politique. Il y faut aussi une grande aptitude à expliquer les décisions, prises en son nom, à ceux et à celles à qui elles s’appliquent, c’est-à-dire à des citoyens rassemblés par la même devise républicaine, mais qui sont divers en raison de leur origine, de leur situation sociale, de leur culture, de leurs croyances ou convictions, et qui parfois estiment même que leur identité se résume à leur religion…
La mission de l’élu devient alors presque impossible, s’il ne s’est pas préparé à cette dimension de la gestion municipale. Or, la commune est avec l’école l’un des principaux terrains, où se joue le sort de la nation sur ce sujet décisif. L’Association des maires de France a pris conscience de la difficulté de cette tâche. Elle a décidé de faire face. Et il faut l’en féliciter. C’est la raison pour laquelle nous sommes réunis ce matin. Vous m’avez demandé d’apporter ma contribution à cette réflexion collective, sur fond d’événements tragiques. Je le fais à partir de mon expérience d’ancien maire et sénateur, mais aussi d’universitaire passionné par l’histoire de la France. Et j’attends de cet échange entre nous un approfondissement, un enrichissement, une appréciation plus fine des obstacles et des objections qui sont opposées à l’application du principe de laïcité.
C’est la raison pour laquelle mon intervention liminaire voudrait laisser du temps au dialogue entre nous. Pardonnez-moi, si par voie de conséquence, elle vous paraît incomplète, eu égard à l’extraordinaire richesse des concepts et des faits historiques que nous avons à traiter.
Le processus de laïcité est intimement lié à notre histoire. Je voudrais en rappeler brièvement les principales étapes. En effet, prendre cette vue d’ensemble nous aidera à affronter les difficultés que vous avez à traiter au quotidien, et dont la liste a été établie dans le programme de travail de votre groupe. Elle nous permettra, surtout, d’adopter une attitude qui reste fidèle à l’esprit de prudence et de détermination qui a inspiré les législateurs de 1905 : Aristide Briand, Jean Jaurès, Ferdinand Buisson, notamment.