L’histoire explique la prudence du culte musulman, et plus encore celle du Judaïsme.
Les trois confessions catholique, protestante et orthodoxe ont déposé ensemble, fin février 2022, une Question Prioritaire de Constitutionnalité concernant la Loi confortant le respect des principes de la République. (Décision n° 2022-1004 QPC du 22 juillet 2022. Union des associations diocésaines de France et autres [Régime des associations exerçant des activités cultuelles]). Elles contestent deux points essentiels.
Le premier grief porte, à titre principal, sur le fait que les associations religieuses régies par la loi de 1905 doivent désormais démontrer leur « qualité cultuelle » tous les cinq ans devant le préfet. Les Églises estimaient cette orientation contraire à la loi de 1905. Le Conseil constitutionnel a répondu sans laisser de marge de manœuvre aux Églises, mise à part une « réserve d’interprétation », sans grande conséquence. Il précise : « Les dispositions contestées ont pour seul objet d’instituer une obligation déclarative » , et le contrôle préfectoral n’a « ni pour objet ni pour effet d’emporter la reconnaissance d’un culte par la République ou de faire obstacle au libre exercice du culte ».
Enfin, la décision de suspendre une association cultuelle sera prise « après une procédure contradictoire et uniquement pour un motif d’ordre public ».
La « réserve » concerne le possible retrait des avantages octroyés aux associations cultuelles par les préfets, au nom de l’État.
Le Conseil juge que la perte de la qualité cultuelle ne doit pas contraindre l’association à restituer les « avantages », dont elle a joui auparavant. Ceci paraît évident. Pour autant, les Églises soutiennent être ainsi soumises à une autorisation préalable. (Le Figaro 22 juillet 2022). La jurisprudence éclairera l’ampleur de cette divergence.
Le second grief a trait, prioritairement, à l’instauration de contrôles administratif et financier lourds et tatillons entravant le fonctionnement des cultes.
Le Conseil constitutionnel considère que « renforcer la transparence de l’activité et du financement des associations assurant l’exercice public d’un culte » est justifié par « l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ». Cette fois, la « réserve » est plus sérieuse et porte sur la mise en œuvre de ce principe. « Il appartiendra toutefois au pouvoir réglementaire de veiller, en fixant les modalités spécifiques de mise en œuvre de ces obligations, à respecter les principes constitutionnels de la liberté d’association et du libre exercice des cultes » car, faute de précision, ce contrôle serait « susceptible d’affecter les conditions dans lesquelles une association exerce son activité ».
Au demeurant, ces deux « réserves » ne modifient pas la philosophie de la loi du 24 août 2021.
La première réserve concernant le retrait des avantages octroyés par les préfets n’entraînera aucune modification de la loi par l’intervention du Conseil d’État qui aura à se prononcer sur la légalité (et non sur la constitutionnalité) de cette disposition. En tout état de cause, les Églises devront déclarer leur caractère cultuel tous les cinq ans.
La seconde réserve demande à l’État d’appliquer les dispositions de la loi de 2021 en restant dans le cadre de la Constitution. (La Vie, Loi séparatisme : le Conseil constitutionnel valide les dispositions contestées par les Églises, 22 juillet 2022). Certainement, la « réserve » sur les contrôles invitera le gouvernement à fixer par décret des seuils raisonnables, afin de ne pas pénaliser inutilement les petites associations par un formalisme écrasant. (Le Monde, Les obligations renforcées pour les associations religieuses validées par le Conseil constitutionnel, 22 juillet 2022)
Evidemment, les trois Églises regrettent que le Conseil constitutionnel ne soit pas allé jusqu’à la censure de la loi et qu’il ait retenu, sous ces réserves d’interprétation, la conformité des articles visés. Elles sont inquiètes sur les effets de cette loi, demandent une concertation sur son application et restent vigilantes. Le président des évêques de France, Mgr de Moulins-Beaufort, le Pasteur Krieger et l’Archimandrite orthodoxe Dimitrios Ploumis le font savoir publiquement : « Nous nous félicitons de ce que le Conseil constitutionnel ait exprimé des réserves quant à l’interprétation de cette loi. Nous regrettons que cette décision ne soit pas allée plus loin dans la remise en cause des atteintes portées aux libertés par la loi du 24 août 2021. Nous demeurons inquiets de constater que le régime de liberté mis en place par les lois de 1905 et de 1907 et confirmé par la jurisprudence depuis plus d’un siècle est profondément modifié. Nous maintenons que, de notre point de vue, ce régime a, depuis le 24 août 2021, cédé la place à un régime de contrôle et de contraintes, qui comporte beaucoup d’incertitudes, sources d’instabilité juridique à venir ». (La Vie, Loi séparatisme : la réaction officielle des Églises à la décision du Conseil constitutionnel, 22 juillet 2022)
Elles espèrent que le Conseil d’État, qui aura à se prononcer sur la légalité des décrets d’application, prendra en considération les réserves du Conseil constitutionnel ; ce qui n’est pas acquis. Par ailleurs, on doit s’étonner de la division et de la faible implication des organisations laïques [2] , alors que le Conseil d’État n’a pas encore statué. À ce jour, le paysage des nouveaux rapports entre société et religions est loin d’être fixé.
Au contraire, les réactions des représentants de l’islam sont plus mesurées, à l’exception du Journal numérique Musulmans en France (Musulmans en France, article « Séparatisme » : Le Conseil constitutionnel se couche devant Darmanin et s’assoit sur la loi de 1905, 28 juillet 2022). Pour ce site, c’est le préfet qui juge de ce qui est religieux ou non, ce qui est en contradiction avec le principe de séparation des Églises et de l’État. « Où est donc la loi de 1905 qui garantit la liberté de culte, et à partir de laquelle on pouvait définir la laïcité comme l’absence d’interaction entre les cultes et l’État ? En dehors de nos frontières, personne ne comprend cette phobie française de la religion. Oui, mais rétorque-t-on dans les milieux laïcistes : il s’agit d’une " laïcité à la Française" . » Et les auteurs de se gausser de cette « laïcité à la française ».
Pour autant, le Journal rapporte les propos de Kamel Kabtane, président du Conseil des mosquées du Rhône : « Quoi qu’il en soit, les associations vont maintenant scrupuleusement appliquer ce texte, qui va en amener beaucoup à intégrer dans leur fonctionnement une association loi 1905. » Tel était, d’ailleurs, l’objectif du gouvernement, pour qui le statut de « loi 1905 » (et non celui de « loi 1901 ») est préférable, car il facilite le contrôle par l’autorité démocratique.
Pourquoi les représentants du culte musulman ne s’associent pas à cette controverse entre les Églises chrétiennes et l’État ? Plusieurs raisons expliquent leur attitude.
Premièrement, ils ont regardé stupéfaits, comme tout Français intéressé par les questions religieuses et laïques, le duel insensé auquel se sont livrées les diverses Fédérations au sein du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), en fonction du pays de rattachement de leurs dirigeants, pendant les premiers mois de 2021 au point de décrédibiliser totalement cette instance. Au demeurant, plusieurs associations musulmanes, telles que Foi et Pratique et Milli Görüs (proche d’Erdogan), pour ne citer que celles-ci, ont montré leur attitude séparatiste en refusant de signer la Charte des principes pour l’Islam de France, qui préfigurait la loi du 24 août 2021. Pourtant, le président Macron avait averti la communauté nationale : « Ce à quoi nous devons nous attaquer, c’est le séparatisme islamiste. C’est un projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République, qui se traduit souvent par la constitution d’une contre-société et dont les manifestations sont la déscolarisation des enfants, le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées qui sont le prétexte pour l’enseignement de principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République. C’est l’endoctrinement et par celui-ci, la négation de nos principes, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité humaine. », Cette mise en garde prononcée aux Mureaux le 2 octobre 2020, est capitale. Elle fixe une ligne de conduite politique, désormais inscrite dans la loi du 24 août 2021.
Deuxièmement, lors des 3èmes Assises Territoriales de l’Islam de France (les ATIF) en avril-mai 2021, des militants de terrain se sont exprimés. Kamel Kabtane en est convaincu : « Seule une restructuration au niveau départemental pourrait sortir l’islam de France du désordre qui l’anime depuis des décennies. » Dès la tenue de ces Assises s’est dessinée une alternative au CFCM. Le ministre de l’Intérieur a vu dans ces rencontres locales un excellent moyen de dresser une image fidèle de l’attente des musulmans, et d’y répondre dans le respect de l’ordre républicain.
Troisièmement, grâce à cette expérience de terrain et s’inspirant du modèle allemand du Deutsche Isla Konferenz, La DIK, qui « ressemble plus à un forum où les questions concernant le culte et la culture musulmane sont publiquement discutées qu’à une instance de représentation. », le Forum de l’Islam de France (le FORIF) a vu le jour. Quatre groupes de travail ont été constitués sur des thèmes prioritaires : la professionnalisation et le recrutement des imams, l’organisation et le fonctionnement des aumôneries, les rapports entre l’islam et la loi confortant le respect des principes de la République, la lutte contre les actes antimusulmans et la sécurité des lieux de culte. Abdelhaq Nabaoui, directeur de l’École nationale des cadres religieux et aumôniers militaires (ENCRAM), ou encore Yacine Hilmi, président de l’association Hozes - association se consacrant à la formation des cadres et des imams - se réjouissent de cette institution qui symbolise « un changement générationnel […] ». « Il ne s’agira pas d’une instance de représentation des musulmans, mais d’une structure légitime parce que professionnelle et experte, dans une approche pluridisciplinaire de la problématique d’une part, et parce qu’ancrée dans les réalités du terrain d’autre part grâce aux liens étroits qu’elle entretiendra avec les pôles départementaux ».
Quatrièmement, et c’est un point important, les Français de confession musulmane peuvent désormais s’approprier la loi sur le Séparatisme en utilisant, pour ce faire, un guide pratique d’application paru en avril 2022 et destiné à aider les associations en charge de ce secteur. Il est la première réalisation concrète du FORIF. (Saphir News, Loi séparatisme : pour mieux s’y conformer, un guide pratique destinée aux associations musulmanes, 15 juin 2022).
Assurément, beaucoup de chemin reste à faire. Mais mesurons celui qui a été parcouru : la loi du 24 août 2021 prolonge le texte fondateur que fut la loi de Séparation des Églises et de l’État.
Comme le voulait l’article 1er de la loi de 1905, elle entend garantir « le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées […] dans l’intérêt de l’ordre public. » Et rappelons, car l’on omet trop souvent cette dimension législative, que l’une des sous-parties de la loi de Séparation s’intitulait de façon significative : « Police des cultes ». On y trouvait déjà plusieurs dispositions reprises et développées par le texte de loi actuel, gros de ses 103 articles. C’est au fond ce que vient de confirmer la décision du Conseil constitutionnel, dans l’esprit de la jurisprudence établie depuis plus d’un siècle. Il appartient à chacune des organisations religieuses, présentes sur notre territoire, d’y conformer leur pratique. Et c’est le rôle des élus et des représentants de l’État d’y veiller , afin d’assurer la paix civile, l’égalité des droits et la liberté de conscience.
Michel Delmas
31 juillet 2022