C’est à un tel sursaut que nous appelle Alexis Lacroix, directeur délégué de la rédaction de L’Express, dans son J’accuse... ! 1898-2018. Permanences de l’antisémitisme, un brillant essai qui se propose de décrire la nouvelle "haine antijuive" jaillie de nouveaux secteurs de la société française.
Le 13 janvier 1898, il y a exactement 120 ans, quatre ans presque jour pour jour après la dégradation du capitaine Dreyfus, Emile Zola publie sa célèbre lettre ouverte au président Félix Faure qui va devenir le symbole de ralliement des républicains. Clemenceau, directeur de L’Aurore, en a trouvé le titre : "J’accuse...!".
Mais "le magma antisémite va, une première fois dans notre histoire, foudroyer le partage entre la gauche et la droite”, nous rappelle l’auteur.
L’antisémitisme s’était jusque-là principalement nourri du vieil antijudaisme chrétien accusant les juifs d’être le peuple déicide et, à certaines périodes, leur imposant, en France, d’afficher sur leur vêtement unsigne distinctif, triste anticipation de l’étoile jaune.
Désormais, porté par l’extrême droite, s’ajoute un antisémitisme faisant des juifs la "race" du mal, le bouc-émissaire des malheurs de la France. Pour ces ultra-nationalistes, l’identité française ne pouvait être que blanche, catholique, apostolique et romaine. Il convenait d’en finir avec l’émancipation de 1789 et le décret Crémieux de 1870 faisant des juifs des citoyens comme les autres. En finir avec l’universalisme de la citoyenneté. Parmi ses thuriféraires, Maurice Barrès, Edouard Drumont qui assimilait "le juif cosmopolite et financier au triomphe de la laïcité républicaine", Léon Daudet, Paul Déroulède, Charles Maurras qui inventa le mot "laïcard". Condamné à la Libération pour collaboration avec le régime pétainiste, il ne reniera rien de son antisémitisme et vitupérera la "revanche de Dreyfus".
Une idéologie clairement identifiée politiquement qui nourrissait l’imaginaire du complot, du conspirationnisme, nous rappelle l’auteur. Une chimère qui a signifié son retour depuis les attentats des Twin towers.
Mais, contrairement à une certaine mythologie, "la gauche tant culturelle que politique ne brilla pas par son dreyfusisme précoce", écrit Alexis Lacroix. Car une troisième version de l’antisémitisme, celle qui accuse les juifs pour leurs activités économiques et sociales, avait pris pied à gauche, le juif devenant le symbole du patron, du riche, du banquier, de l’intellectuel, de l’ennemi de classe. Sur les traces des travaux de Pierre-André Taguieff sur la nouvelle judéophobie, l’auteur égrène les noms de quelques antisémites de gauche : Alphonse Toussenel, disciple de Charles Fourrier ; Pierre Leroux, socialiste utopique ; Gustave Tridon, communard et ami d’Auguste Blanqui ; Pierre Joseph Proudhon qui écrivit que "le juif est l’ennemi du genre humain" et qu’il faut "renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer".
Au moment où Zola publie son "J’accuse...!", des émeutes ont éclaté dans plusieurs villes de France et les juifs subissent des violences physiques. Un "Manifeste sur l’affaire Dreyfus", publié par le groupe parlementaire socialiste, présente l’affaire comme "une lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise" et "met en garde les socialistes contre la dispersion de leurs énergies dans une cause qui les détourne de l’essentiel, c’est à dire la lutte révolutionnaire", écrit l’auteur. Que de trahisons à l’idéal aura-t-on fait passer au nom de la cause !
La montée du fascisme aux couleurs de la France, à son tour, brouillera le clivage entre la gauche et la droite comme l’a montré Zeev Sternhell [1]. Marcel Déat était issu des rangs socialistes et Jacques Doriot du Parti communiste. Plus récemment, un tweet malheureux de Gérard Filoche a rappelé que la caricature du juif "ennemi de classe" demeure vivante.
En fait, ce sont des hommes de pensée courageux plutôt que des partis qui se lèvent pour défendre le capitaine Dreyfus. Jean Jaurès, en dépit de ses "sinuosités" au début de l’Affaire, et Georges Clemenceau montent en ligne bientôt suivis par Octave Mirbeau, Anatole France, Marcel Proust, Lucien Lévy-Bruhl, Lucien Herr, Jules Isaac, Léon Blum, Claude Monet, Jules Renard, Emile Durkheim...
Cent vingt ans après, à nouveau, une partie de la gauche, oublieuse de ses racines culturelles pourtant consubstantielles à l’universalisme des Lumières, refuse de voir la banalisation d’un nouvel antisémitisme. Celui des cités, symptôme d’une profonde déchirure culturelle et sociale du pays. Antisémitisme qui se nourrit d’un anti-judaïsme religieux et culturel, porté par l’islamisme politique. Qui se nourrit aussi d’un antisémitisme social condamnant les juifs comme bourgeois et prétendant défendre les musulmans comme nouveaux prolétaires. Qui se nourrit enfin d’un anti-sionisme politique qui se veut progressiste mais sert de faux-nez à la haine du juif quand il confond la légitime critique de la politique israélienne avec la négation du droit à l’existence pour cet Etat. Aujourd’hui, écrit Alexis Lacroix, "l’axe islamo-gauchiste connait son plein épanouissement, alors que l’islamisme a remplacé partout l’internationalisme prolétarien".
L’auteur dénonce ce "nouvel opium des intellectuels", ces "trahisons de l’universel", ce "risque d’une jonction d’un certain anticapitalisme et de la judéophobie", dont les retombées en France pourraient avoir l’effet d’une "bombe atomique morale d’une incalculable efficience".
Sur les traces de Gramsci, Alexis Lacroix nous rappelle que "les triomphes idéologiques préparent les victoires politiques".
Aussi appelle-t-il, "face aux Indigènes de la République, au nationalisme français, aux sectateurs de Mediapart et aux zélateurs de Laurent Wauquiez, à revitaliser l’amour de la République".
Des intellectuels, des politiques, pas assez nombreux, ont l’audace de s’engager afin de réveiller la conscience républicaine, de promouvoir l’universalisme de ses principes et d’affronter clairement ce nouvel antisémitisme, au même titre que toutes les formes de racisme. Mais ce n’est pas suffisant.
C’est une mise en garde et un salutaire appel au sursaut que nous adresse l’auteur. "Si l’autre gauche, celle de Mendès France et du radical Clemenceau, laisse s’opérer cette diabolique fusion, c’en sera fini de la France que nous aimons", conclut-il.
Patrick Kessel
[1] Ni droite, ni gauche, l’idéologie fasciste en France, Le Seuil, 1983.
Patrick Kessel Président d’honneur du CLR.