On admirera notamment l’art des questions faussement naïves, du « sans commentaires » infiniment plus efficace auprès du lecteur qu’une longue diatribe contre la pratique du jeûne dans les religions [2] . Voltaire est gagnant car il laisse au récepteur actif le soin de conclure et met les rieurs de son côté en opposant obéissance aveugle à un rite ancestral et raison qui cherche à comprendre l’incompréhensible à coup de « pourquoi » ?
Question (naïve, bien sûr !) : pourrait-on écrire aujourd’hui un tel texte ? On imagine les cris d’orfraie qu’il susciterait au nom du respect des croyances religieuses…
Ah, le respect… Respect ou terrible régression ?
CARÊME
Les premiers qui s’avisèrent de jeûner se mirent-ils à ce régime par ordonnance du médecin pour avoir eu des indigestions ?
Le défaut d’appétit qu’on se sent dans la tristesse fut-il la première origine des jours de jeûne prescrits dans les religions tristes ?
Les Juifs prirent-ils la coutume de jeûner des Égyptiens, dont ils imitèrent tous les rites, jusqu’à la flagellation et au bouc émissaire ?
Pourquoi Jésus jeûna-t-il quarante jours dans le désert où il fut emporté par le diable, par le Knathbull ? Saint Matthieu remarque qu’après ce carême il eut faim ; il n’avait donc pas faim dans ce carême ?
Pourquoi dans les jours d’abstinence l’Église romaine regarde-t-elle comme un crime de manger des animaux terrestres, et comme une bonne œuvre de se faire servir des soles et des saumons ? Le riche papiste qui aura eu sur sa table pour cinq cents francs de poisson sera sauvé ; et le pauvre, mourant de faim, qui aura mangé pour quatre sous de petit salé, sera damné !
Pourquoi faut-il demander permission à son évêque de manger des œufs ? Si un roi ordonnait à son peuple de ne jamais manger d’œufs, ne passerait-il pas pour le plus ridicule des tyrans ? Quelle étrange aversion les évêques ont-ils pour les omelettes ?
Croirait-on que chez les papistes il y ait eu des tribunaux assez imbéciles, assez lâches, assez barbares, pour condamner à la mort de pauvres citoyens qui n’avaient d’autres crimes que d’avoir mangé du cheval en carême ? Le fait n’est que trop vrai : j’ai entre les mains un arrêt de cette espèce. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les juges qui ont rendu de pareilles sentences se sont crus supérieurs aux Iroquois.
Prêtres idiots et cruels ! à qui ordonnez-vous le carême ? Est-ce aux riches ? Ils se gardent bien de l’observer. Est-ce aux pauvres ? Ils font le carême toute l’année. Le malheureux cultivateur ne mange presque jamais de viande, et n’a pas de quoi acheter du poisson. Fous que vous êtes, quand corrigerez-vous vos lois absurdes ?
Voltaire, Dictionnaire philosophique, Carême (1769)